CHEZ ROTHSCHILD - RAPPORT DE STAGE

CQFD N°041


Un stagiaire du quotidien Libération raconte son initiation au vrai journalisme de gauche, administrée alors que Serge July poussait ses derniers râles de grand commandeur.
AU 11, RUE BÉRANGER, dans le XIe arrondissement de Paris, se dresse l’édifice du quotidien Libération. On y entre par une porte électrique en verre. À l’intérieur, un couloir monte en spirale. Chaque étage correspond à une rubrique signalée par de grandes lettres sur des parois en verre légèrement teinté, derrière lesquelles s’étendent les salles de rédaction, où les bureaux croulent sous les bouquins et des postes informatiques étrangement anciens. La moquette et le chauffage poussé à l’excès évoquent la salle d’embarquement d’un aéroport.
Conférence de rédaction. Autour d’une grande table ronde, impeccablement laquée, les chefs de service viennent s’asseoir, il n’y a pas de nom sur les sièges mais chacun connaît précisément sa place. À côté d’un Serge July muet, les grands chefs parlent. Ils ont tous des visages congestionnés de gestionnaires aux cervelles remplies de chiffres calamiteux. De temps à autre, ils nous lancent un regard vide, à nous stagiaires et journalistes de moindre rang qui restons debout, accolés au mur, à chercher une position pas trop inconfortable. Le spectacle de ces requins affamés fraîchement sortis des écoles de journalisme, à l’avenir lumineux comme des plateaux de télé, requinque les chefs.
Troisième jour et troisième conférence de rédaction. Serge July parle, il s’emporte. Même ses bras s’agitent ! Il fulmine contre une journaliste toute menue, qui disparaît dans son siège devant les quatre-vingt-dix kilos énervés qui font mine de se lever. Elle admet, piteuse, qu’elle n’a pas assuré sur ce coup-là : il y avait un filon et ce sont les autres qui l’ont exploité. En effet, cette semaine Le Monde 2 a fait sa couverture sur un dossier intitulé « Femme, beur et CRS », une enquête sur une fliquesse politiquement basanée. Le gros Serge tonne : « C’est à nous de sortir ça !  » Il est vrai que l’apologie des Robocops devrait être une mission pour Libé, quotidien progressiste : faites-vous tabasser par des femmes arabes plutôt que par des hommes blancs. Tout un programme pour la gauche Libérée du XXIe siècle.



Un ami téléphone, interrompant un sommeil agrémenté de dépêches AFP qui se succèdent sur l’écran à un rythme abrutissant. Il me prévient du rendez-vous de ce soir : Belleville à 20 heures, manifestation « sauvage » au programme. Dans la rédaction, je sens les oreilles se tendre. Après avoir raccroché, l’un d’eux vient me féliciter pour une pauvre brève laborieusement pondue. Il en profite, tel un conspirateur, pour me demander des précisions sur la manif. Je l’invite à venir crier « Paris debout ! Réveille-toi !  » Affolé, il me regarde avec un sourire crispé où se lisent hésitations et regrets : « J’ai encore du boulot  », lâche-t-il dans un rire nerveux et discipliné.
Cocktail-party pour un nouveau départ, nous sommes en période d’adieux. Après la grève des journalistes contre le plan de restructuration du canard, les licenciements secs ont été revus pour des départs volontaires. Surprise, les guichets pour les « départs aidés » ont été immédiatement débordés : il y avait plus de candidats que de places à larguer. Résultat, les pots d’adieu se succèdent presque chaque jour.

Ce soir, le petit groupe qui se permet encore de rouler des joints dans la rédaction, vestige d’une époque festive, rigole à gorge déployée. L’objet de la poilade est le courrier adressé au journal par des lecteurs dépités d’avoir vu la tronche des journalistes sur le site des salariés en lutte (www.libelutte.org). Les lecteurs ont fait part de leur surprise devant le parterre de cinquantenaires, souvent plus proches du bon bourgeois effrayé par le chômage que du bobo fringant, acide et impertinent. Les photos montrent des notables ventripotents, ulcérés par le surmenage que supposent grèves, réunions et protestations : des heures sup’ non comptabilisées pour les RTT.
Ce matin, la conférence de rédaction est bizarrement animée, tout le monde opine, pour ou contre. Les plaisanteries fusent, ça rigole sec à Libé. Il y a de quoi, une question de société sera traitée dans un dossier spécial : un comité milite pour la suppression des appellations discriminatoires « madame » et « mademoiselle ». Les journalistes trouvent là matière à débat.
Lunettes carrées, cheveux gris en brosse, il me fait penser au chef de rédaction de Peter Parker dans les BD de Spiderman. Il me crie dessus. Furieux et convaincu, il m’explique que mon témoignage « est tout sauf du journalisme ». L’affaire remonte à la période qui a précédé mon stage. Libération avait alors publié une pleine page sur l’occupation de l’EHESS, un épisode parisien de la mobilisation contre le CPE. J’y racontais ce squat pas banal auquel j’avais participé. J’ignorais cependant que la publication de mes petits carnets avait déclenché les foudres d’une partie de la rédaction, qui y voyait l’émanation d’une ultra-gauche à ne pas mettre entre toutes les mains. Ma faute, c’est que je m’étais bien gardé de trouver un nom, générique et réducteur, pour l’ensemble des positions et propositions politiques présentes durant ces jours où punks et professeurs ont débattu dans un même amphithéâtre, sans micro ni ordre du jour. Le journaliste furieux m’explique que, premièrement, j’aurais dû notifier que les « situ » avaient manipulé l’occupation (je n’ai rien vu de tel), deuxièmement, que je n’avais pas à prendre position dans mon papier, troisièmement, qu’un véritable article est autre chose qu’un témoignage… Témoigner n’est pas professionnel. Qui a dit que les stages sont des attrape-couillons ? J’ai terminé le mien rempli d’enseignements utiles, dont bien sûr je ne témoignerai pas, eu égard à mon nouveau professionnalisme.


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